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En Chantier n°7 : Entretien avec Philippe Bouquet traducteur de l’auteur suédois Josef Kjellgren

 

 

Entretien avec Philippe Bouquet traducteur de l’auteur suédois Josef Kjellgren

Par la classe de troisième G. année 2005/2006 du collège André Lahaye d’Andernos


Choix avait été fait de travailler en classe, par l'enseignant, sur deux ouvrages d'un auteur prolétarien suédois assez peu connu en France, Josef Kjellgren. Il s'agissait d'un roman La Chaîne d'or et d'une anthologie de poèmes Je suis des milliers.
Le roman est constitué d'une succession de récits. Chaque naufragé raconte sa vie ou un moment de sa vie. On plonge, ainsi à travers les mers et à travers l'histoire européenne, le nazisme, l'émigration du début du siècle qu'a connus la Suède; on côtoie les sources de l'heroïc fantasy par des rappels des sagas nordiques et islandaises.
Le recueil de poèmes est d'une grande richesse en ce que par le biais des dédicaces, on traverse l'histoire de la littérature engagée de la première moitié du vingtième siècle. D'autre part, on voit un prolétaire mettre l'accent sur une sensibilité de classe sans qu'aucun didactisme ne vienne alourdir les propos. J'ai eu la surprise de voir que ce recueil passait bien auprès des classes de troisième.
Quant à l'entretien avec le traducteur, c'est assez naturellement, que l'envie de questionner Philippe Bouquet est venue aux élèves car de nombreuses questions étaient posées, notamment en ce qui concerne la prononciation des noms de villes et de personnages. Et de fil en aiguille, des curiosités sur cet être mystérieux et sans qui, finalement, nous n'aurions pas accès à ces livres a pris consistance. Dès lors, on lui a écrit et des échanges personnels ont eu lieu, rassemblés par les élèves sous la forme d’un entretien publié ici.
Philippe Geneste

Thibaud : comment avez-vous connu Josef Kjellgren ?
- J'ai connu Kjellgren en... lisant ses livres. Je ne l'ai jamais rencontré, car il est mort quand j'avais 10 ans.
Thomas : Pourquoi avoir traduit ce livre de Kjellgren ?
- J'ai traduit ce livre parce que je l'ai trouvé beau, vrai, émouvant. J'ai pensé qu'il serait bon que mes compatriotes sachent ce que Kjellgren avait à dire sur la vie, le travail, les hommes...
Romain : Kjellgren est-il mort avant que vous ayez commencé à traduire ses œuvres ? Si oui, cela vous a-t-il procuré une sensation nouvelle ? Si non, quel effet cela vous a-t-il fait d'apprendre sa mort ?
- Oui, Kjellgren était mort bien avant que je commence à le traduire (40 ans environ). Sa mort n'a donc rien changé pour moi. Mais elle ne m'a pas empêché, non plus, de me sentir proche de lui. De même qu'on peut se sentir proche de Cosette, bien que Victor Hugo soit mort depuis plus d'un siècle.
Romain : Où avez-vous appris le suédois ? Est-ce une langue difficile ? Avez-vous dû apporter des changements lors de la traduction ?
- J'ai appris le suédois à l'université, mais aussi et surtout en lisant beaucoup de livres dans cette langue. Non ce n'est pas un langue difficile, au contraire. elle est beaucoup plus simple que le français (heureusement, sans cela je n'aurais jamais pu l'apprendre). Je ne pense pas avoir apporté de changements au livre, autres que ceux qu'on est obligé d'introduire du fait de la différence des langues : on ne dit pas toujours les choses de la même façon dans un langue et dans une autre (dans ce cas il n'y aurait pas de problème), il y en a même qui ne se disent pas (je pense en particulier aux proverbes et dictons, qui ne sont souvent pas les mêmes, ne s'expriment pas de la même façon imagée ou n'existent pas, pour des raisons culturelles). Il y a aussi les jeux de mots qui font intervenir à la fois la forme et le sens des mots et ne peuvent donc pas, le plus souvent, passer d'une langue à l'autre).
Romain : Quand le métier de traducteur vous est-il venu à l'esprit ? Est-ce un métier intéressant ?
- Le métier de traducteur m'est venu à l'esprit en lisant des livres en suédois que j'ai trouvé beaux. J'ai pensé qu'il était dommage que mes compatriotes ne puissent pas les lire. Oui, c'est un métier intéressant, passionnant même, mais il est assez difficile. Il faut avoir beaucoup de patience et d'expérience ainsi que d'humilité. Et puis aimer les langues et la littérature.
Alice : Traduisez-vous mot à mot ou lisez-vous le livre puis, après vous traduisez ?
- On ne traduit jamais mot à mot. Un mot isolé n'a pas de sens (à part les interjections - comme Zut ! - mais cela ne fait pas un livre). Il faut d'abord lire le livre, en effet. Et puis surtout, on ne traduit pas en une seule fois, on revient plusieurs fois sur le texte (comme quand tu relis une rédaction) pour améliorer son travail, trouver des solutions à des difficultés qu'on n'a pas résolues jusque-là.
Sylvain : Pourquoi avoir choisi de devenir traducteur ?
- J'ai choisi de devenir traducteur pour faire connaître de beaux livres suédois à des compatriotes comme toi.
Sylvain : Pourquoi avoir choisi de traduire La Chaîne d'or ?
- J'ai choisi de traduire La Chaîne d'or, parce que c'est un des plus beaux livres que je connaisse et aussi parce que c'est une grande leçon de morale sociale (à savoir que la démocratie, cela consiste à demander à chacun ce qu'il peut donner et lui apporter ce dont il a besoin - si cela te paraît compliqué, demande à ton professeur de t'expliquer un peu.)
Estelle : Comment se passe une traduction ?
- Une traduction, c'est assez long et compliqué. Il faut lire le livre, puis faire un "premier jet", puis un second, puis un troisième etc. Mais il faut aussi réfléchir, entre temps, parfois chercher dans des dictionnaires, des encyclopédies, des livres d'histoire, des manuels...). Il faut beaucoup se corriger. Il faut se mettre dans la tête de l'auteur (pour être sûr de ce qu'il veut dire), mais aussi dans celle du lecteur (pour se demander s'il va comprendre ce qu'on écrit).
Estelle : Je reviens sur la traduction, mot à mot, vous dites qu'on ne procède pas ainsi… qu'on lit tout le livre d'abord… ?
- Non, on ne traduit pas mot à mot (même pas "presque"). Un livre, ce n'est pas (seulement) des mots. C'est un tout, c'est une création, comme un tableau (tu ne peins pas une seule couleur ou un petit coin de la toile). Traduire des mots, cela n'a pas de sens. Un mot isolé n'a pas de sens (à part les interjections).
Ce sont les phrases ou au moins les groupes de mots, qui ont un sens, parce qu'ils articulent une pensée, un sentiment... Et un livre c'est un grand nombre de phrases qui forment un tout. A tel point que je peux dire que je ne traduirai sans doute pas de la même façon une même phrase dans deux livres différents.
Estelle : Est-ce à dire qu'il vaut mieux aimer un livre, pour le traduire ?
-Oui, il vaut mieux aimer un livre pour le traduire, parce que c'est tellement long et difficile qu'on a beaucoup de mal, sans cela, et cela ne donne pas de bons résultats.
Estelle : On ne peut, donc, pas traduire n'importe quel livre ?
- En principe, on peut traduire "n'importe quel" livre - mais il vaut mieux ne pas le faire !!!
Emmanuelle : Quel est le véritable sens du mot allright qu'on retrouve si souvent dans La Chaîne d'or et dans différents contextes?
- Allright veut dire "d'accord, bon, entendu". C'est en italiques parce que c'est dans un langue étrangère. ici en anglais, mais ce serait pareil si c'était de l'anglais ou de l'espagnol.

Emmanuelle : Quel est l'intérêt d'avoir partagé la fin du livre en “sections” qui n'ont plus rien à voir (ou peu) avec le reste de l'histoire ? Et cela alors que le récit principal se trouve au début du livre ?

- Je ne suis pas très sûr de comprendre ta question : dans La chaîne d'or, j'ai regroupé trois livres différents, à la demande de la veuve de l'auteur, parce qu'ils sont liés par le fil (assez mince, c'est vrai) de la survie des naufragés et, en fin de compte, du seul Kalle. Mais la "subdivision" n'est pas de moi. C'est l'auteur qui l'a voulue et qui a fait paraître cela dans trois volumes différents, sans doute parce qu'il avait du mal à écrire un seul gros livre à la fois (il était très malade de la tuberculose) et puis il a tenu à donner un caractère littéraire différent à chaque partie. Il était alors assez normal que ce soit un livre différent. De toute façon, toutes les "subdivisions" de ce volume, de quelque nature qu'elles soient (le terme de "section" ne figure que dans Des hommes, des camarades), sont de l'auteur et non de moi. Le traducteur n'a pas le droit de faire cela. Est-ce que cela répond à ta question ?
Emmanuelle : Oui

Athanaël : Y a-t-il des passages intraduisibles que vous avez dû passer ?
- Non, je n'ai sauté aucun passage, même si certains étaient très difficiles. Cela ne m'est arrivé que dans un livre de Harry Martinson, où il y avait des ritournelles et des jeux de mots sur les rivières suédoises qui étaient en effet intraduisibles mais sans grande importance, heureusement.

Athanaël : Avez-vous été obligé de modifier le sens de certains poèmes pour les traduire plus facilement ?
- Je crois n'avoir modifié le sens d'aucun de ces poèmes, j'ai en tout cas essayé de ne pas le faire. Mais le traducteur n'est jamais sûr de lui. Les poèmes qui me semblaient trop difficiles à rendre en français, je ne les ai pas traduits ou du moins pas fait figurer dans le livre (car j'ai essayé de traduire certains et constaté que j'échouais).
Athanaël : Les jeux de mots ont-ils le même sens dans la version de langue suédoise que dans la version traduite ?
- Bonne question : en principe oui, mais il faudrait que tu me dises lesquels car il m'arrive parfois de "sauter" un jeu de mots intraduisible ou de le remplacer par un autre. Je ne crois pas que ce soit le cas dans ce livre pour la raison que je mentionne dans ma réponse à ta question précédente, mais il faudrait vérifier.
Aurélie : Est-ce que vous qualifieriez votre métier de passion ?
- Tu as très bien compris. Oui, la traduction est pour moi une passion, plutôt qu’un métier (je n’ai pas été formé pour cela et ce n’est pas ce qui m’a fait gagner ma vie). Il ne peut pas en être autrement, quand on essaie de faire connaître des livres qu’on aime et qui ne se vendent pas aussi facilement que… Harry Potter, par exemple.
Aurélie : Combien de livres avez-vous traduits, environ ? Et lequel vous a le plus marqué ?
- Combien de livres ? Il y en a 110 qui ont été publiés (comme je traduis depuis près de trente ans, cela fait quatre en moyenne par an). Mais il y en a des gros et des petits. En plus, il y en a une dizaine qui sont en attente de parution, une demi-douzaine qui ne paraîtront jamais, et une trentaine d’articles, nouvelles, poèmes, chansons etc. qui sont parus dans des revues, des pochettes de disques etc. Au total, cela fait environ 150 « textes » d’une nature ou d’une autre. La très grande majorité du suédois, quelques-uns du danois et un seul du norvégien.
Tu sais qu’on dit qu’on ne choisit pas entre ses enfants. Or, tous ces livres sont un peu mes enfants (intellectuels, au moins), je n’ai donc pas envie de choisir entre eux. Je vais quand même répondre un peu à ta question en te disant que si tu veux savoir lesquels j’ai eu le plus de plaisir à traduire, c’est La Draisine et Long John Silver ; ceux que je suis le plus fier d’avoir traduit, c’est Les Hommes de l’Emeraude et Aniara ; celui qui a été le plus utile, c’est le plus… petit (il ne fait que 20 pages), il s’appelle Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, car il a fait beaucoup pour son auteur (Stig Dagerman) en France. Si c’est celui qui m’en a le plus appris sur la traduction, c’est un poème qui s’intitule Voyez cet enfant. Tu vois qu’il y a plusieurs réponses possibles.
Aurélie : Que préférez-vous traduire ?
- Ce que je préfère traduire, c’est le théâtre, car c’est du dialogue et je trouve cela très agréable et assez facile. C’est aussi extrêmement difficile à faire éditer, hélas. C’est pourquoi je traduis surtout des romans, parfois aussi des essais et un peu de poésie.
Aurélie : Y a-t-il une grande différence entre traduire des poèmes et traduire un roman, ou un récit, comme La Chaîne d'or ?
-Oui, il y a une différence entre la traduction de la prose et celle de la poésie. C’est assez difficile à expliquer en termes simples, mais disons que quand tu traduis de la prose tu dois être assez rigoureux, mais tu as du temps et de l’espace, tu peux « expliquer » un peu, trouver des périphrases pour ce que tu as du mal à formuler. En poésie, tu ne peux pas faire cela, il faut être bref, expressif. Mais tu as d’autres moyens de défense : les sons, les rythmes, les rimes, les licences poétiques (c’est-à-dire des façons de s’exprimer qui ne sont pas très « normales » mais qui sont acceptées parce que c’est de la poésie). Tu peux aussi traduire de façon plus décousue, c’est-à-dire un vers par-ci et un autre par-là. En prose tu es obligé d’être beaucoup plus logique et de prendre les choses à la file. En poésie, tu peux laisser un détail de côté, y revenir, et tu as parfois une inspiration soudaine alors que tu penses à autre chose. La façon de travailler est donc différente, même si les problèmes à résoudre sont bien sûr un peu les mêmes.
Aurélie : Vous pourriez préciser la réponse que vous avez faite à Estelle sur la traduction ?
- Comment se passe une traduction ?
Aurélie : Oui…
-C’est assez long et compliqué. On commence par lire le texte et y réfléchir. Ensuite, on fait (du moins c’est ainsi que je procède) un « premier jet » - un brouillon, si tu veux – dans lequel on laisse parfois des blancs (quand on ne sait pas quoi mettre) ou au contraire plusieurs mots entre lesquels on ne sait pas encore lequel choisir (c’est parfois la suite du livre qui permettra de faire ce choix). Une fois que c’est terminé, on revient au début et on « creuse » un peu (avec les dictionnaires français, en particulier), pour vérifier le sens des mots, trouver des synonymes, des solutions aux difficultés. Puis on revient encore une fois sur tout le texte et on essaie de le lire comme s’il s’agissait d’un livre français, en se demandant si c’est correct et bien formulé. Mais il arrive qu’on revienne ensuite une quatrième ou cinquième fois, sur les passages les plus difficiles ou sur ceux à propos desquels il faut consulter de la documentation ou trouver des gens qui connaissent la solution (surtout pour le vocabulaire technique). Et je ne parle pas du plus difficile : trouver un éditeur (quand on n’a pas obtenu un contrat qui vous passe commande de ce travail). On travaille maintenant sur ordinateur (et non pas par ordinateur – car ce n’est pas lui qui fait le travail), mais c’est long, compliqué, difficile. C’est pour cela que c’est intéressant.
Aurélie : Comment s'est fait le choix des poèmes dans Je suis des milliers ? Ce choix s'est-il fait par rapport à des sujets vous touchant personnellement, qui se rapprochent de votre vie, de vos expériences, ou bien, plutôt, avez-vous voulu prendre des sujets moins personnels, plus généraux ?
- Les poèmes de Je suis des milliers, je les ai choisis surtout en fonction de mes capacités de traducteur : c’est-à-dire que je n’ai gardé que ceux que j’ai eu le sentiment d’être capable de traduire. Car il y en avait beaucoup d’autres. Il y en a aussi eu que j’ai essayé de traduire mais que j’ai abandonnés. Et naturellement, j’ai aussi choisi entre ceux qui me plaisaient le plus et ceux qui me plaisaient moins. C’est un travail très « subjectif » - je veux dire par là que quelqu’un d’autre aurait fait d’autres choix. Mais j’étais libre, alors j’en ai profité. J’ai cependant le sentiment d’avoir traduit la plupart des poèmes les plus importants de l’auteur.
Aurélie : Avez-vous essayé de montrer tous les styles de Kjellgren poète, ou bien cette préoccupation a-t-elle été absente de votre choix ?
- Oui, j’ai essayé de montrer tous les « styles » de l’auteur – ou la plupart, du moins. Mais c’est au lecteur - comme toi - de dire s’il trouve différents « styles » dans ces poèmes.

Cet entretien avec Philippe Bouquet s'est déroulé épistolairement en avril et mai 2006 – Enseignant de la classe Philippe Geneste

 

 

Ce travail a été réalisé par le groupe Doc2d (Recherche documentaire au second degré)
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