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logo blog Un exemple concret de travail vivant en résolution de problèmes : installation d’une mire dans la rivière locale.

DITS DE MATHIEU - L’école sera-t-elle chantier ?

Vous trouvez, je sais, que le mot de chantier, comme celui de travail dont je vante la noblesse, est trop chargé de peines, de souffrances, de privations et d’injustes sacrifices.
Et pourtant, regardez si vos enfants, quand ils ne sont pas sous votre dépendance, n’organisent pas des chantiers de travail : pour dévier le cours d’un ruisseau et remplir une mare ou attraper des poissons ; pour aménager un tas de sable en place forte ; pour construire un village d’indiens... Et quel enthousiasme, là, quel acharnement et quelle activité ! Ah ! ils ne ménagent pas leur peine ni leur sueur ! Ils vont jusqu’à la limite de leurs forces, toujours, parce qu’il est dans la nature humaine de se surpasser... Ils en oublient même de manger!...
Leur effort ne s’accomplit pas forcément dans une ambiance de rires et de chants — qui ne sont qu’une des manifestations, et pas la plus courante, du vrai travail. — Il y a de la souffrance et des grincements de dents... Il y a de la vie !
Et l’enfant rêve la nuit de son chantier et attend avec impatience le jour nouveau pour recommencer.
Ne croyez-vous pas que si l’École devenait un chantier aussi enthousiasmant que la montagne de sable ou la cabane d’indiens ; si vos élèves en rêvaient la nuit ; s’ils se donnaient ainsi à 100 %, muscles tendus et dents serrées, à leur travail, il y aurait quelque chose de changé dans l’atmosphère de vos classes et dans le rendement de vos efforts ?
Impossible ! disaient les vieux pédagogues... Parlez-leur de jouer, oui, mais ils n’aiment pas le travail...
Ils n’aiment pas le travail, ni le chantier — et les adultes réagissent de même — tant que l’effort qu’ils nécessitent n’est pas lié à leur vie profonde, à tout leur comportement, non seulement économique et social, mais psychique aussi.
Mais organisez la Coopérative scolaire, cette société d’enfants qui naît spontanément lorsqu’il s’agit de construire la cabane d’indiens ; donnez à vos élèves des outils de travail, une imprimerie, du linoléum à graver, des couleurs pour dessiner, des fiches illustrées à consulter et à classer, des livres à lire, un jardin et un clapier, sans oublier le théâtre et le guignol, l’École sera ce chantier où le mot travail prend toute sa splendeur à la fois manuelle, intellectuelle et sociale, au sein duquel l’enfant ne se lasse jamais de chercher, de réaliser, d’expérimenter, de connaître et de monter, concentré, sérieux, réfléchi, humain !
Et c’est l’éducateur alors qui se fera à son image.
Célestin Freinet

 

C’est un conseil des maîtres durant lequel il a été question de mettre en place une progression en « schéma pour la résolution de problèmes » qui m’a amené au désir de donner à voir un travail mené en la matière afin d’affiner l’analyse des principes généraux qui avaient motivé cette pratique mais aussi les principes particuliers mis en œuvre lors de cette activité précise, en l’occurrence, l’installation d’une mire dans la rivière, la Brenne, coulant aux abords de l’école. Je précise que ce travail a été mené dans dans le cadre d’un projet de « classe dehors » sur une zone boisée labellisée Aire Terrestre Éducative par l’Office Français de la Biodiversité et qui par son soutien financier et institutionnel a facilité cette démarche pédagogique. Les enfants appellent cet endroit le « Chantier » car il représente pour eux exploration, découverte, recherche et tatonnement. Je remercie tous les partenaires de ce formidable projet, l’OFB bien sûr mais aussi la LPO, la municipalité de Château-Renault, le syndicat de la Brenne, l’OCCE37.

En préambule : une précision méthodologique

En premier lieu, une précision nécessaire : le travail dont il va être question n’est qu’un parmi une multitude et nous savons bien ce que cela implique en terme de relativisation. Mettre en avant un travail seul, revient à retirer une brique d’un édifice. Si chaque brique possède une indéniable importance, lui donner les vertus de l’édifice dans son ensemble n’a pas de sens. En effet le travail qui va être décrit prend sens dans des pratiques généralisées à l’ensemble des activités menées par le groupe classe pendant un temps long (a minima une année).

Nous nous proposons donc de retrouver les vertus du général dans le particulier mais affirmons que l’isoler et le mélanger à différentes pratiques d’une autre nature ne peut avoir les effets d’une cohérence pédagogique prenant sa source dans le désir de créer les conditions de l’émancipation et le plaisir des apprentissages pour l’ensemble des enfants.

La volonté de ne cueillir qu’une fleur dans le champ s’inscrit dans le désir d’être concis, de donner à voir ce qu’implique une maximisation des chances d’apprentissages heureux pour toutes et la nécessaire prise en compte des différentes dimensions de l’humain pour y parvenir.

I. Principes généraux

L’école qu’est-ce que c’est ?

Qu’est-ce que l’école ? Des bâtiments et du mobilier ? L’ensemble des gens qui y travaillent ? Tout cela et les parents ? Tout cela et les abords ? Tout cela et toute la vie autour, des oiseaux, des insectes, aux passants ?

Malheureusement, dans bien des cas la réponse retenue est la réponse minimale jugée généralement suffisante et permettant la perpétuation d’un enseignement boiteux, donnant tout à l’intellect, à l’abstraction, à l’inanimé, au savoir livresque et rien au corps, à l’expérience, à la vie, à la réalité sensible.

Dès 1906, Rabindranath Tagore, réfléchissant à l’éducation idéale dans son article De l’éducation et de ses problèmes faisait le constat suivant :

Ce que nous appelons aujourd’hui une école dans ce pays est en réalité une usine, et les maîtres en font partie. À dix heures et demie du matin, l’usine ouvre au son d’une cloche ; puis à mesure que les maîtres se mettent à parler les machines se mettent en marche. Les maîtres se taisent à quatre heures de l’après-midi quand l’usine ferme et les élèves rentrent chez eux rapportant quelques pages de savoir manufacturé. Plus tard ce savoir est éprouvé par des examens, et étiqueté.
L’un des avantages d’une usine est que ses produits sont faciles à étiqueter car il n’y a pas une grande différence entre les diverses productions des machines.
Mais il y a beaucoup de différence entre un homme et un autre homme et même entre ce qu’est un homme à des jours différents.
De plus, nous ne pouvons obtenir des machines ce que nous obtenons des êtres humains. Une machine peut nous présenter une chose – elle ne saurait nous la donner. Elle peut nous donner l’huile qui allume la lampe mais elle ne peut allumer la lampe.
(…) Les écoles dans notre pays, loin de s’intégrer à la société, lui sont imposées du dehors. Les matières enseignées sont sèches et ennuyeuses – pénibles à apprendre et inutiles lorsqu’elles sont apprises. Il n’y a rien de commun entre les leçons qu’absorbent les élèves de dix heures du matin à quatre heures de l’après-midi – et le pays qu’ils habitent ; pas d’accord mais beaucoup de désaccords entre ce qu’ils apprennent à l’école et ce dont ils entendent parler dans leur foyer par leurs parents et leurs amis. Les écoles ne sont guère mieux que des usines à produire des robots.
 

Si la réalité de l’Inde de 1906 est bien évidemment très différente de celle de notre société actuelle il est par contre évident que l’école d’alors est tout aussi aussi éloignée de la réalité des enfants que l’école d’aujourd’hui quoique pour des causes très différentes. La réalité de l’enseignement colonial en Inde ne tenait alors absolument pas compte de la vie des colonisés mais aujourd’hui l’école est le moyen d’imposer une réalité sociale de plus en plus brutale et violente ne prenant en compte que la réalité des enfants les plus proches culturellement d’elle et laissant de côté ceux qui en sont le plus éloignés et excluant tous les non conformes. Afin d’éviter ces écueils Rabindranath Tagore préconise ceci :

Si nous avons compris les exigences de notre époque nous veillerons à ce que nos écoles créées par nous remplissent les conditions suivantes : que leur enseignement soit à la fois vivant et varié et qu’il nourrisse le cœur aussi bien que l’intelligence, qu’aucun désaccord, aucune désunion ne trouble les esprits des jeunes ; que l’éducation ne devienne pas chose irréelle, lourde et abstraite n’affectant les élèves que durant les heures de classe.

Voici pourquoi à la question Qu’est-ce que l’école ? Notre réponse, à rebours de la réponse la plus fréquente sera la plus complète possible, sans omettre les insectes qui venant tournoyer autour des enfants leur offre l’étude de leur vol comme cadeau pédagogique ou la fleur en pot qui change d’aspect avec les saisons...

Dans l’école

Mon école est un lieu riche et varié.

Dans ses murs tout d’abord : étant spacieuse elle offre de nombreuses salles et espaces vacants et j’ai ainsi la chance d’avoir deux salles vides la plupart du temps juste à côté de la mienne ainsi qu’un couloir large et lumineux permettant aux enfants de prendre leurs aises et d’être installés en toute tranquillité, seuls ou à plusieurs pour faire leur travail.

Bénéficier de cet espace leur permet de facilement bouger, se déplacer et leur offre la possibilité d’évacuer un éventuel excès d’énergie sans nuire à personne. Il arrive d’ailleurs que certains élèves multiplient les occasions de déplacements d’un lieu à l’autre en allant chercher des affaires manquantes, ou une information auprès d’un camarade ou du maître. Parfois le mode de déplacement va s’avérer original : sautant à pieds joints ou sur un pied, d’autres fois en marchant à l’envers, la créativité en la matière pouvant parfois être dé-routante. Est-ce à dire qu’ils ne travaillent pas, voire pire : qu’ils chahutent ? Non, bien sûr, simplement qu’un effort de concentration nécessite dans la foulée un moment de relâchement de la tension nerveuse accumulée pendant ce temps ainsi que nous le faisons d’ailleurs nous-même lorsque nous sommes concentrés pendant un long moment sur une activité intellectuelle ardue (Je précise que cette liberté de mouvement s’opère dans un cadre bien précis, défini de manière collective, lors de conseils coopératifs permettant la mise en place des règles communes au groupe en plus de ses projets. Il est ici question de permettre au corps de s’exprimer). Ce temps de mouvement du corps est un temps d’imprégnation par le corps facilitant l’acquisition de nouveaux apprentissages car le corps a sa mémoire et le contraindre à la passivité ne peut amener que des traumatismes empêchant l’épanouissement auquel à droit chaque enfant.

Alexander S. Neill dans son style lapidaire caractéristique écrit à ce sujet, dans son livre Libres enfants de Summerhill :

Il est évident qu’une telle école où l’on force des enfants actifs à s’asseoir devant des pupitres pour étudier des matières inutiles est une mauvaise école. Une telle école n’est bonne que pour ceux qui croient à son efficacité, c’est-à-dire des citoyens sans imagination qui veulent des enfants dociles, dénués eux-aussi d’imagination et qui s’accommodent d’une civilisation dont l’argent est la marque du succès.

Roland Gori, dans La dignité de penser, traduit la même idée ainsi :

Dans cette clinique du traumatisme, Ferenczi comme ultérieurement Winicott insistent sur ce clivage de la personnalité qui conduit à un développement excessif, prématuré des fonctions rationnelles et « adultes » aux dépends des potentialités de l’enfant authentiquement vivant que l’hyper adaptation a empêché d’être. Le traumatisme délabrant pour la subjectivité de l’enfant consiste à s’identifier trop précocement à l’adulte, à faire sien ses modèles, ses valeurs et ses paroles, bref à se soumettre dans une aliénation passivante et annihilante.

Célestin Freinet, enfin, pour qui corps et esprit sont en constante fusion, décrit la même chose en ces termes dans un texte de 1921, L’éducation :

Et les éducateurs prétendaient façonner les esprits à leur manière ; ils oseraient s’attribuer le mérite de tel ou tel développement heureux et de l’étouffement de tendances jugées déplorables ! Ils ne se doutent même pas qu’ils sont comparables au médecin qui, croyant utile de surdévelopper les bras aux dépens des jambes prescrirait le sédentarisme jusqu’à l’atrophie. Il devient banal aujourd’hui de dire que la domination tyrannique de l’adulte, tant sur le plan physique que sur le plan intellectuel et moral, entrave le développement normal de l’enfant, qu’elle est cause de déviations regrettables, de refoulements et de déséquilibre. Elle est un ferment de désorganisation qui a suffisamment montré sa malfaisance et son pouvoir d’abêtissement et d’asservissement.

Voici l’héritage que nous revendiquons en permettant l’expression corporelle de l’enfant tant elle n’entrave pas les apprentissages mais lui est au contraire organiquement liée. En ce sens la libre circulation (consciente et accompagnée des responsabilités nécessaires) est indispensable dans la classe parce que la dimension corporelle de l’enfant doit être prise en compte pour favoriser son émancipation et sous peine, dans le cas contraire, de brimer l’élan vital chez lui. Par chance elle est grandement facilitée en ce qui concerne mon école.

Aux abords de l’école

Les abords de l’école ne sont pas moins riches. Les élèves, peuvent se livrer à des jeux sportifs puisqu’un city stade jouxte les bâtiments scolaires mais ils peuvent aussi jardiner puisque la mairie a mis à notre disposition un lieu que nous avons aménagé en jardin potager avec une mare, des parcelles de jardin, un verger des fleurs et une cabane à livres permettant de s’installer dans un endroit calme, vert et agréable pour lire lorsque le temps le permet. Ici les enfants se livrent à une découverte du jardinage, du monde naturel, de la libellule à la grenouille en passant par les syrphes et les coccinelles. Le temps y est structuré par les saisons et leurs différentes activités, l’espace y est étudié pour répondre à des nécessités et le corps y accompagne en toute liberté l’esprit et retrouve sa place naturelle à ses côtés. Même la lecture y retrouve ses lettres de noblesse sensorielles parce que lire allongé dans l’herbe et le parfum des fleurs n’est pas la même expérience qu’une lecture sur une chaise inconfortable, obligeant à se repositionner régulièrement, seul et en silence. En ce lieu un lien unit tous les enfants, une forme d’empathie liée à la découverte commune et les expériences nombreuses faites à chaque occasion.

Une séance de lecture au jardin...

Et puis, et c’est le lieu qui nous intéresse plus particulièrement ici puisque nous allons décrire une activité précise qui y a été menée, il y a le Chantier. Là encore il s’agit d’un lieu attenant à l’école d’une grande richesse. C’est un espace dit « de ripisylve », de bord de rivière et passant par une zone boisée, laissée en partie dans un état semi-naturel et en partie aménagée. Le nombre d’expériences possible y est immense et tout s’y déroule en symbiose entre le corps et l’esprit, dans l’observation, la compréhension puis l’action.

La mire une fois installée

Cédric Forcadel, reprenant Élise Freinet, écrit dans son ouvrage Dessine-moi une école où il fait bon vivre :

De tous nos apprentissages, les plus ancrés, les plus vivaces, les plus stables, sont ceux qui tiennent à nos expériences, nos expérimentations, nos tâtonnements. On apprend plus et mieux du « faire » que du « dire » On pourra, pendant des heures, m’expliquer comment faire du vélo, ce n’est que les fesses sur la selle et les pieds sur les pédales que j’apprendrai véritablement les joies des aventures vélocipédique.
Rappelons cette savoureuse citation d’Élise Freinet dans L’École Freinet, réserve d’enfants : « La mécanique vous permet de comprendre, de démonter et de remonter votre vélo, dont vous n’ignorez aucun des secrets. Vous pouvez connaître même, en leurs formules définitives, les lois de l’équilibre. Tout cela ne vous empêchera pas de rouler dans le fossé comme un simple apprenti quand vous enfourcherez votre machine. L’équilibre indispensable vous ne l’acquerrez jamais par l’explication technique ou le raisonnement, mais seulement par l’indispensable expérience tâtonnée. C’est en forgeant qu’on devient forgeron. C’est en montant à vélo qu’on parvient à s’y tenir en équilibre. »

Or, en ce lieu, le Chantier, « dire » et « faire » devient un tout allant de la perception à l’enregistrement de données variées et diverses, à la sélection dans le temps et l’espace de celles qui sont pertinentes dans telle ou telle situation afin d’agir. J’insiste ici pour dire qu’il s’agit d’une action porteuse de sens, utile et nécessaire à la compréhension du milieu puis, éventuellement, à sa transformation, son amélioration.

On travaille et on marche en même temps, le corps participe pleinement aux activités

Finalement, il ne s’agit que d’effectuer la fameuse synthèse des cinq vues de Jean Itard dans son Mémoire sur les premiers développements de Victor de l’Aveyron (1801), afin de permettre à Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron qui avait vécu environ onze ans éloigné de toute communauté humaine, de se sociabiliser et d’acquérir les compétences nécessaires à la vie sociale :

Première vue : l’attacher à la vie sociale, en la lui rendant plus douce que celle qu’il menait alors et surtout plus analogue à la vie qu’il venait de quitter . Deuxième vue : Réveiller la sensibilité nerveuse par les stimulants les plus énergiques et quelques fois par les plus vives affections de l’âme. Troisième vue: Étendre la sphère de ses idées en lui donnant des besoins nouveaux et en multipliant ses rapports avec les êtres environnants. Quatrième vue : le conduire à l’usage de la parole en déterminant l’exercice de l’imitation par la loi impérieuse de la nécessité. Cinquième vue : Exercer pendant quelques temps sur les objets de ses besoins physiques les plus simples opérations de l’esprit en déterminant ensuite l’application sur des objets d’instruction.

Autrement dit, c’est la réalité immédiate, suscitant l’intérêt et activant la nécessité qui va permettre de nouvelles conquêtes qui amèneront elles-mêmes confiance et conscience. Confiance en soi et ses capacités, conscience de ses possibilités. Pour cela, la coopération et les interactions amèneront découvertes et savoirs-faire. Ceci est l’objet du travail sur le Chantier et, de manière plus générale, le sens général du travail scolaire dans un milieu favorisant les découvertes, les expériences et l’émancipation.

Chaque enfant vivra plus facilement les événements sur le Chantier selon son rapport à la temporalité, sa sensibilité, ses intérêts, ses découvertes mais le but sera invariablement d’apprivoiser les lieux, riches et denses et de grandir en accumulant de nouvelles expériences. Dara McAnulty, un jeune autiste traduit ainsi ce sentiment dans son Journal d’un jeune naturaliste :

J’aime le collège, j’ai vraiment envie d’apprendre. Mais l’enseignement est tellement terne, tellement fastidieux. L’indifférence du cadre est intolérable. Ce qu’on apprend est aussi captivant qu’un robinet qui fuit, alors que dehors, le monde est tellement plus facile à condenser, à appréhender. On peut se concentrer sur une chose : une fleur, un oiseau, un bruit, un insecte. Le collège, c’est tout le contraire. Je ne parviens jamais à y raisonner convenablement. Ma cervelle se laisse engloutir par les couleurs, les bruits et la nécessité d’être organisé. De cocher les obligations du cerveau. De toujours essayer de maîtriser l’angoisse nerveuse. De me contrôler en permanence.

II. Un exemple particulier : installation d’une mire

Cet espace du Chantier, labellisé par ailleurs Aire Terrestre Éducative par l’Office Français de la Biodiversité est donc le théâtre de nombreux apprentissages en tous genres pour les enfants. L’exemple que nous allons maintenant développer porte sur des apprentissages mathématiques en résolution de problèmes. N’importe quel autre domaine d’apprentissage aurait pu pareillement être évoqué mais le désir d’écrire sur ce thème remonte à un échange avec les collègues de mon école autour d’une animation pédagogique qu’ils avaient eue sur ce thème et qui avait débouché sur une progression sur les schémas en résolution de problèmes. Outre la grande surprise de découvrir qu’il était possible de proposer une progression sur quelque chose de cet ordre cette discussion a fait naître en moi le désir de montrer une autre façon de procéder, une façon dont l’enfant ne serait pas absent mais au contraire le centre grâce, ainsi que nous l’avons précédemment expliqué, à son désir naturel de comprendre, d’apprendre, sa curiosité, simplement en reconnectant le « faire » et le « dire » et en le laissant être le contremaître de son cheminement intellectuel.

A partir de maintenant, je n’évoquerai plus que la dimension mathématique du travail entrepris avec les enfants en laissant de côté tout le reste que chacun pourra imaginer à travers les ellipses, les non-dits et la philosophie générale précédemment décrite mais qui risquerait de trop diluer le propos. D’un point de vue méthodologique, je reprendrai le même exemple dans chacune des sous-parties qui vont suivre mais sous un angle différent. Chacun d’entre eux permettra de livrer une facette du travail qui, au risque de me répéter, ne peut s’envisager que dans son ensemble.

Installation d’une mire

Le Chantier étant un espace de ripisylve, c’est tout naturellement que les enfants ont pu observer la rivière et ses variations saisonnières. Y a t-il toujours la même hauteur d’eau ? Non bien sûr, cela est facilement observable. En premier lieu l’observation purement empirique a amené le désir de mieux comprendre, de vérifier et d’être plus précis. Après discussion collective, un premier élève propose de mesurer la profondeur de l’eau avec un plomb au bout d’un fil de pêche et un flotteur que l’on ajoute sur le fil de pêche afin de le faire affleurer. Ce qui est fait.

Le résultat est peu satisfaisant pour plusieurs raisons : le fil de pêche s’emmêle, le flotteur n’est pas simple à régler et on est jamais totalement sûr qu’il est au dessus de l’eau et pas en partie en dessous. Reproduire la même expérience s’avère impossible car le fil de pêche est très vite une boule de nœuds.

Il faut donc trouver une autre manière de faire. L’idée de l’installation d’une mire (déjà observée en d’autres lieux par les enfants) apparaît alors rapidement et d’un point de vue pédagogique il s’agit d’un outil parfait car il va permettre une observation longue et méthodique, de dépasser la perception pure pour aller vers une mathématisation, une problématisation du monde. Du « y a plus ou moins d’eau ! » à « il y a 15 cm de profondeur de moins que le mois dernier  » cette dernière formulation permettant ensuite le passage à l’abstraction pour tou-tes, ainsi que nous le verrons plus tard.

La mire une fois installée

C’est donc avant toute chose de l’observation et du désir d’agir qu’est née l’action dans ce cas précis. Sans observation préliminaire et donc sans ce temps préalable comment susciter une situation d’apprentissage réelle ? L’enfant n’apprendra durablement que ce qui répond à une interrogation, ce qui est suscité par le désir et c’est une erreur malheureusement bien fréquente que de ne pas chercher en premier lieu à satisfaire à sa curiosité. Cette erreur, il faut bien le dire, est liée à un sentiment de temps qui échappe au contrôle des enseignants que l’on forme avec cet impératif de l’urgence dès les premiers pas dans le métier. C’est évidemment regrettable car en brimant les enseignants dans leur relation au temps on brime par ricochet les enfants qui se verront enseignés avec un chronomètre au dessus de la tête avec les effets négatifs que cela ne peut qu’avoir.

Inscrire le corps

Le corps a été impliqué dans ce travail puisque c’est en artisans qu’il a été mené par les enfants. Sans revenir à nouveau sur les intérêts spécifiques de la classe dehors, disons que chaque étape de la construction de la mire a été prise en charge par la classe.

Séance de peinture sur la planche qui servira de mire

Ainsi, il a fallu d’abord trouver la planche de bois adaptée, qu’il a fallu ensuite couper et peindre avant de la graduer en décimètres.

Cette implication corporelle n’est évidemment pas sans importance à partir du moment où la mire est mise en place dans la rivière puisqu’elle permet de mesurer ce qui est visible mais aussi ce qui ne l’est pas (ce qui est enfoncé dans le lit de la rivière, ce qui est sous l’eau, ce qui affleure), de se faire une représentation mentale précise en ayant conscience de ce que signifie concrètement avoir plus d’eau ou moins d’eau dans la rivière. Avant d’aller vers l’universalisation de la pensée il convient de d’abord l’inscrire physiquement, corporellement dans une expérience subjective unique. Sans cette étape il est compliqué de demander aux enfants de comprendre un problème rencontré par quelqu’un s’il n’a pas lui-même rencontré le même type de problèmes. Le problème de l’abstraction est bien en même temps celui de l’empathie, de l’affect, les mêmes choses s’y jouent et s’y travaillent en amont par les mêmes biais.

Une fois peinte, la planche a été graduée

Inscrire l’espace et le temps

Les dimensions spatiales et temporelles sont importantes pour permettre aux apprentissages de s’ancrer dans une réalité. Ainsi dans le cas de notre mire il faudra aussi se déplacer pour aller l’observer, il y aura un trajet à effectuer qui sera lié à cette problématisation, la recherche d’informations aura une temporalité, une physiologie particulière qui permettra la réflexion, la mise à disposition intellectuelle. En l’occurrence, nous passons devant chaque fois que nous allons au Chantier et nous nous arrêtons au passage tel un rite. Le lieu est marqué comme le lieu d’une problématisation du monde et le trajet pour s’y rendre permet à chaque enfant de se rappeler inconsciemment les démarches et les travaux précédemment entrepris. Les problèmes de comparaison sont relié à ces expériences, ces déplacements, ces projections spatiales.

Les mesures s’opèrent à intervalles réguliers, pas trop proches les uns des autres pour pouvoir constater des variations. Les périodes plus longues (après des vacances) ou avec des phénomènes pluvieux amènent une plus grande attente. Quelle va être la hauteur de l’eau ? Combien en plus, combien en moins ? La temporalité joue un rôle essentiel en résolution de problèmes lorsqu’il s’agit de comparer des états, aussi vivre cette expérience est indispensable pour la rendre présente, concrète et, conséquemment signifiante.

La temporalité c’est aussi le temps de la réponse à une question que l’on se pose, autrement dit de la recherche de la réponse. Si le questionnement des enfants et leurs talonnements sont essentiels dans notre démarche précisons tout de suite qu’aucune réponse n’a à être instantanée, bien au contraire. En effet, la réponse automatique trop souvent donnée par les enseignants n’est pas souhaitable en ce sens qu’elle ne s’inscrit pas dans une démarche de recherche active et diffuse l’idée que le savoir est un distributeur automatique sur lequel on formule une demande aussitôt exaucée. Or chercher, trouver et agir demande du temps, aussi l’enseignant rend service à tout le monde chaque fois qu’il diffère le moment de la réponse permettant à chacun de chercher, de tester des hypothèses et de se confronter à l’idée que rien dans le savoir n’est inné.

Inscrire le sens

À ce niveau de notre travail je dois,malgré mes engagements précédents, revenir sur ce qui est l’essence de ce travail, quelque chose de bien plus globalisant que les simples mathématiques.

Il est bien évidemment possible d’éprouver une intense joie à pratiquer les mathématiques pour elles-mêmes, juste pour le plaisir intellectuel qu’elles procurent mais le sens de ce travail va au-delà de cela. Sans entrer trop avant dans les détails il est nécessaire de rappeler que le travail ne peut être entrepris dans la joie, l’envie, la vie que lorsqu’il fait sens. Nous nous sommes attachés à la description de ce qui le rendait intelligible, compréhensible mais la compréhension ne peut bien entendu avoir lieu que lorsqu’elle est accompagnée du sens. Un travail qui n’a pas de sens peut-être exécuté par un adulte à des fins matérielles voire par certains enfants à des fins détournées (faire plaisir, être conforme aux attentes des adultes…) mais ne rencontrera jamais l’adhésion nécessaire à l’activation du plaisir, de la confiance en soi, en ses moyens et la plénitude dans son microcosme.

Une affiche faite pour la porte ouverte du chantier qui présente les différentes étapes de la construction de la mire

Dans son exposé au sujet de Bertrand Russell intitulé Pour une conception humaniste de l’Éducation, Noam Chomsky, évoque la conception « humaniste » de l’éducation de ce dernier :

Cette définition de l’éducation relève d’une conception humaniste de la nature humaine, selon laquelle l’enfant est doué d’une nature propre dont le noyau est l’impulsion créatrice. L’objectif de l’éducation consiste donc à apporter le terreau et la liberté nécessaire à l’éclosion de cette impulsion créatrice, à assurer un environnement complexe et stimulant que l’enfant pourra explorer à sa guise, de façon à éveiller son impulsion créatrice propre à enrichir sa vie de façon diverse et originale. Cette approche est guidée, nous dit Russell, par un esprit de respect et d’humilité : respect pour le principe vital précieux, divers, individuel, indéterminé ; humilité devant les objectifs à atteindre et dans le degré d’intuition et de compréhension des éducateurs.
Russell, qui n’était pas étranger à la science moderne, avait bien conscience de l’étendue de notre ignorance par rapport aux objectifs et aux finalités de la vie humaine. Aussi l’éducation ne saurait-elle avoir pour fonction de contrôler la croissance de l’enfant et de l’orienter vers telle ou telle fin, fixée d’avance dans un geste arbitraire et autoritariste. Au contraire, elle doit laisser libre cours au principe vital et en favoriser l’épanouissement en faisant acte de bienveillance, d’encouragement et de stimulation, dans un environnement riche et diversifié.

Nous voyons bien là deux conceptions de l’école et de l’enfant qui s’opposent, celle de Russell donc et une autre conception nettement plus conservatrice prétendant former l’enfant selon des besoins extérieurs à lui dont la nécessité ne lui apparaît pas mais jugés par les adultes indispensables au bon fonctionnement de leur société. Ces deux théories sont en fait celles d’un travail créateur, émancipateur qui est une fin en soi, un moyen de s’épanouir à l’école comme, plus tard, dans la société opposée à celle d’un travail qui serait une marchandise devant se vendre au plus offrant et qui n’a d’autres valeurs et finalités que de permettre la consommation et non de s’épanouir dans la production.

Dans notre cas nous privilégions le conception émancipatrice du travail et ce n’est que par le sens de celui-ci que nous pouvons y parvenir. L’étude du milieu donne un sens profond à ce travail et la science mathématique devient un outil permettant de savoir si la rivière et ses habitants sont en bonne santé. Ce travail est profondément utile et les calculs sont indispensables pour évaluer précisément l’état de la rivière. Les conditions d’apprentissage sont alors optimales.

Inscrire l’abstraction

C’est à partir de cette expérience sensible qu’une généralisation de la situation mathématiques peut être envisagée, amenant à l’abstraction et à la conceptualisation.

Il en va de même des apprentissages scolaires que des apprentissages sociaux. Pour conceptualiser il est primordial de vivre son expérience afin de comprendre les expériences du même type et c’est la raison pour laquelle on a toujours raison de se soucier de permettre la verbalisation autour des conflits car la compréhension permet une appréhension sans aucune appréhension et favorisera l’empathie, sans jugements de valeurs aucun, envers les expériences vécues par les autres du même type. Remarquons que le mot même d’appréhension semble posséder deux stades dans la langue française, un premier qui est celui de la crainte vague, indéfinie qui est inséparable des nouveaux apprentissages, des nouvelles expériences et un second qui indique finalement qu’une idée, un concept a été saisi, comme si les deux étaient liés dans deux moments d’un même mouvement.

L’empathie désigne en psychologie la capacité de comprendre autrui sans que l’on ressente soi-même la même émotion mais pour favoriser cette compréhension, avoir vécu une expérience du même type, que l’on peut généraliser au cas duquel nous sommes extérieur, n’est évidemment pas anodin. De même abstraire un concept revient à isoler une qualité, un constante d’une situation particulière, sans affect particulier mais en en reconnaissant l’aspect universel. C’est ainsi que les enfants, ayant travaillé sur les variations du niveau d’eau de la rivière, la Brenne, pourront retrouver plus facilement le principe de comparaison dans des problèmes du même type. Ils sauront également en produire eux-mêmes.

Autrement dit nous considérons que l’abstraction suit communément l’expérience sensible, de même que l’empathie d’ailleurs et ceci est la raison pour laquelle il est nécessaire de toujours privilégier le travail prenant en compte l’enfant dans sa réalité la plus complète possible. C’est ainsi, nous semble t-il, que l’enfant pourra grandir manière harmonieuse.

Quelques exemples de problèmes produits par les élèves :