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Février 2000

 

  CréAtions 90 - Identité - Altérité - publié en janvier-février 2000

Entretien avec Michel Carlin

 


L’évolution vertigineuse d’outillage technologique dans notre société entraîne la diminution du temps de travail contraint. Ce temps libéré rend matériellement possible aujourd’hui l’accès de tous à la culture : comment cela ne pourrait pas être l’enjeu essentiel de notre réflexion et de notre action politiques ?

                Artiste engagé dans une pratique populaire de la culture, M. Carlin aime à dire qu’il pétrit la terre depuis son enfance, mais que, longtemps, sa peinture été la plus envahissante de ses préoccupations.


Créations : Quel rapport vois-tu entre la peinture et « l’actualité » politique ou sociale ? Que les artistes s’intéressent et participent à l’histoire comme citoyen, sans doute, mais l’art n’est pas un instrument pour délivrer des « messages »… Le philosophe Kant disait que tout jugement esthétique doit valoir universellement : il n’est pas question d’opinions, en peinture ?

M. Carlin : Il me faudrait quelques heures pour répondre à cette question. Cela fait partie de ma réflexion quotidienne. Donc ta question est essentielle pour moi. Dans ma génération, tout artiste devait naître révolutionnaires : 1935, c’était le discours d’Hitler sur l’art dégénéré ; 1937, c’était Guernica pour le pavillon espagnol de l’Exposition internationale de Paris. Pour Picasso, la peinture est une arme de guerre contre l’ennemi. Je garde cette formule pour moi. Faire l’art, c’est combattre les idées réactionnaires de l’époque où l’on vit. Aujourd’hui je dis aussi que l’art engagé dans la recherche est une arme de lutte contre l’idéologie Front national, héritière de l’idéologie nazie.

Créations : L’art est réellement politique alors ?

M. Carlin : Ce n’est pas si simple. L’art, c’est vraiment la VIE, la vraie vie. Je ne sais pas quel sens on peut donner au mot politique, mais au sens ordinaire, l’art déborde totalement, dans son projet et dans sa puissance, la politique. Il faut, de nos jours, une nouvelle politique culturelle, beaucoup plus généreuse et audacieuse. L’art devrait faire partie constamment de notre environnement urbain. Il faudrait créer des ateliers de sculpteurs, de peintres, travailler en groupe, socialiser l’art et spiritualiser la société. C’est vraiment intéressant, pour nous artistes, de sortir de l’atelier pour aller vers les gens. Pourquoi entretenir le mythe de l’artiste inspiré, inaccessible, génial ou incapable de dialoguer avec ses contemporains ? Cela me parait une posture surfaite et narcissique. Chaque municipalité devrait donc essayer de regrouper ses artistes, et fonder avec eux des lieux de travail où le public, les jeunes, pourraient venir.
Il n’y a pas de fatalité au type de choix politique et culturel qui domine aujourd’hui ; le choix qui consiste à interdire au plus grand nombre l’accès à toute la palette de trésors artistiques et enferment ces gens dans une culture dite de masse, division réfutée par Aragon en 1946 dans un discours prononcé en Sorbonne ; car la division de la culture en culture d’élite et culture de masse méconnait la vérité pratique de la grande culture humaine. Si le développement des techniques actuelles de diffusion de l’art et sa pseudo-démocratisation menace la création artistique de sombrer dans la facilité des stéréotypes culturels et dans le kitsch, si cette fétichisation marchande de l’art l’entraine vers une déplorable médiocrité autorisant la production, l’exposition, la diffusion d’à peu près tout et n’importe quoi, cette tendance amorcée au XXe siècle comporte son envers : de nombreux artistes de qualité restent peu connus, ne trouvent que peu d’accès, malgré leur inflation, aux circuits qui leur permettraient de présenter leurs travaux. Ces artistes obscurs n’en existent pas moins ; ils mènent à l’écart du bruit des marchés de l’art leur pratique artistique, approfondissant leur travail créatif dans une exigence d’autant plus élevée qu’elle n’est pas sue du public, travaillant dans des réseaux, et dans des régions, s’organisant localement en associations, pour des pratiques autogestionnaires, et cherchant le soutien des communes pour leurs initiatives de défense et de développement des activités artistiques.

Créations : Qu’est-ce que peindre pour toi ?

M. Carlin : C’est vivre ! Je vis pour peindre. Cela ne veut pas dire que je peins touts les jours, mais tous les jours, j’interroge la peinture, sans jamais trouver « LA » réponse. Si d’ailleurs je la trouvais, est-ce que je continuerais à peindre ?

Créations : Faut-il dire que ta peinture se trame dans l’obscur, et que tu la découvres subitement ?

M. Carlin : Ma peinture se trame dans ce que j’appellerais simplement ma mémoire. Le plus difficile, c’est de vouloir sortir l’image obscure de soi et d’essayer de la projeter mentalement. Parfois, je la laisse cheminer dans cette obscurité, parfois je la projette, sous forme de croquis, dans un carnet. Il m’arrive également de la décrire par du langage dans un cahier… Mais l’image n’est pas, pour moi, l’élément essentiel. Le plus important c’est de faire un tableau : l’idéal serait qu’il s’inscrive silencieux dan l’espace. Mais chaque fois, il est encore trop bavard. J’essaie bien de me piéger, suggérer seulement l’image, la fragmenter, la répéter, effacer les influences qui s’y manifestent, trouver l’inédit… Les couches de peinture s’accumulent, on repeint dessus, on essaie autre chose, c’est un processus sans fin. Comme si la peinture était la contradiction de l’idée de tableau. Il m’arrive pourtant de terminer un tableau très vite. Et si, après plusieurs mois, je trouve qu’il n’y a rien à modifier, à rectifier, je le considère comme fini, c’est-à-dire exposable.

Créations : Pourquoi ta peinture est-elle devenue si « obscure » ?

M. Carlin : Parce que je peins avec du goudron, c’est moins cher. Mais aussi parce que c’est comme magique : il va du noir très foncé au brun très clair, on le dilue avec de l’essence. Le goudron a un noir très sensuel, avec des brillances, que la peinture à l’huile ne donne pas. C’est un produit physique, il a une consistance, une odeur et puis les ouvriers l’utilisent aussi sur les routes…

Créations : Reconnais-tu une qualité particulière au noir d’un point de vue esthétique ?

M. Carlin : Comme beaucoup de peintres, je suis attiré par le noir, ce n’est pas que la couleur des ténèbres, c’est aussi celle de la lumière. Regarde comment Picasso l’utilise et regarde la peinture de Soulages, elle n’est p as obscure : le noir a une fonction de lumière. C’est très difficile à admettre pour ceux qui jugent trop vite ou cherchent seulement dans la peinture une sensation agréable immédiate. J’aime le noir peut-être d’un point de vue esthétique, je l’avoue, mais c’est plus émotionnel, plus profond, plus grave aussi. On voit le noir dans l’histoire de notre civilisation méditerranéenne : Vélasquez, Goya, Zurbaran… J’ai souvent pensé à des peintures monochromes noires, là où la couleur noire est à sa puissance maximale sur la toile. Mais j’ai peint aussi de grandes toiles blanches, presque monochromes. J’ai aussi peint les Albert Ayler sur des monochromes noirs… Mais jamais de recherche esthétique. Si je suis attiré par le sombre comme beaucoup de peintres, c’est pour me mesurer à la lumière. Mais aussi pour la présence, la qualité mystique du noir. Je pourrais peindre avec seulement le noir et le blanc. Pour l’instant, je me contente de les travailler séparément, comme les jeunes peintres catalans Guilhem, Nadal, Barceló… Je refuse, en tout cas, de peindre quelque chose de joli. Et la couleur est un piège. La peinture n’est pas pour décorer : c’est comment dire, sérieux…

            Les Anonymes de Carlin, statuettes en céramique (voir Créations n° 67), exposent sa sensibilité non pas à la différence, mais aux différences : ces statuettes pourraient être perçues comme une variation sur un thème ou la reproduction indéfinie d’une figure, une série. D’ailleurs, à l’ère de sa reproduction mécanisée, l’art est radicalement séparé de son fondement rituel et la fonction sociale de l’art se trouve renversée par une pratique politique et non plus sacrée. La masse, revendiquant que le monde lui soit rendu plus accessible, trouve un intérêt dans cette reproductibilité de l’œuvre qui se rend accessible en perdant son unicité.

Créations : Tu as présenté comme une expérience redoutable le fait d’avoir rompu avec le système de la peinture en 1986 et en même temps, tu as parlé d’une extraordinaire sensation de liberté. Commet cela s’est-il passé ?

M. Carlin : Par hasard. Pour le festival d’Avignon, une compagnie de théâtre m’a demandé de grandes sculptures à disposer dans la rue au milieu de la foule. J’ai commencé à faire des maquettes en carton et en bois de récupération. Puis, avec des matériaux de récupération, les différentes matières étaient un apport de couleur : le caoutchouc apportait le noir, le fer rouillé le rouge, le bois usé le gris et j’ai joué avec des effets de calcination. J’ai réalisé ces sculptures dans mon atelier d’Avignon. Des totems sont apparus : entre 2 m et 3,5 m de haut, installés dans la foule. Mais j’ai remarqué que cette foule n’était pas anonyme ! Il y avait Antoine Vitez, Jeanne Moreau, Pierre Boulez… Au fond, c’était moi l’anonyme auteur de ces sculptures. J’ai baptisé ces œuvres « Anonymes ». Chez moi, j’ai éprouvé le besoin de faire une reprise en terre de ces sculptures (30 cm seulement), cuisson à la flamme avec des émaux très pauvres. Cela a donné des effets grésés très sombres, me rappelant la couleur éclatante du goudron. Il se passait quelque chose de très fort. En fait, tous ces personnages me semblaient sortis des ténèbres, ils venaient m’interroger sur les mystères et les traditions de la civilisation méditerranéenne.

Créations : Peut-on dire que tu cherchais dans ta production un problème caché dont tu ignorais précisément ce qu’il était ? Il me semble que tes statuettes en série étaient une réponse inadaptée à une question essentielle dont tu avais peut-être l’intuition sans être arrivé à la formuler : cela tient au paradoxe de l’anonymat. Seules tes sculptures étaient anonymes en réalité. Elles montrent l’anonymat des gens vraiment anonymes, auxquels les artistes ne s’intéressent pas toujours. N’est-ce pas pour cela que tu dois les produire en série et faire en sorte qu’on ne puisse les identifier en pièces uniques comme Boulez dans la foule ? Il me semble que tes anonymes n’ont de sens artistique que groupés, qu’ils prennent toute leur signification dans leur devenir, dans leur multiplication, dans leur prolifération dans leur processus…

M. Carlin : Oui, j’avais cette intuition qu’il fallait chercher loin dans l’histoire même de l’art, mais je restais toujours dans la précipitation, dans ce besoin de créer toujours plus. Les Anonymes ont envahi mon atelier, mon jardin, l’appartement… Il y en avait partout. J’ai fait une exposition. En quelques jours, tous les anonymes furent vendus. Cela m’a beaucoup gêné. Mais je ne pouvais supporter de me démunir de cette foule, de ce petit monde que je venais de créer. Je me suis précipité à l’atelier pour le refaire !

Créations : As-tu alors seulement refait les mêmes statuettes ?

M. Carlin : Bien sûr que non ! Le fait d’avoir compris ce paradoxe des Anonymes a fait entrer mon activité dans une recherche plus organisée puisque j’étais projeté dans un monde figuratif et je donnais à mes personnages des fonctions rituelles. Mes statuettes sont devenues évolutives. D’abord, elles sont devenues des déesses-mères, puis des oiseaux sont venus se poser dans leurs bras ou se percher sur leur tête ! J’ai créé un monde nouveau pour moi. Mais il y a eu cette question : un monde populaire ou un monde sacré ? Populaire par les santons, sacré par les déesses votives…

Les Anonymes de Carlin, si elles ne se prêtent pas à une réception collective qu’autorise par exemple le cinéma, présentent du moins cette particularité d’aller vers le public en proliférant : elles sont en vérité l’exploration d’une atomisation des propositions artistiques, chaque objet étant produit par amour de ce qui le fait autre que ses semblables anonymes. Les statuettes forment ainsi une assemblée hétérogène qui ne peut être « collectivisée ». C’est le paradoxe de cette foule énigmatique où se pressent toutes sortes de figures dont chacune est un monde assimilable à l’ensemble. Les Anonymes sont par définition des « sans figure » et Carlin surajoute maintenant à leur anonymat une défiguration.            

M. Carlin : Mes sculptures se dépouillent de plus en plus, sans artifices, sans le luxe des émaux, juste la trace du feu sur la terre engobée noire. Je soude à l’étain qui donne au hasard des formes les touches de lumière. Il y a aussi du fer qui s’oxyde et porte la marque du temps, il devient un apport coloré très minimaliste.
Mes Anonymes surgissent de l’ombre comme des peintures au fond des cavernes du néolithique. C’est comme une empreinte obscure de la mémoire, qui ne signifie rien en elle-même.

Expositions (2000)
Sujets d’Argile « Les iliades » , Galerie Xavier Delannoy – La garde Freinet (83) - Galerie de l’Observance – Draguignan (83) - Galerie Art 7 – Nice (06)

Pour une étude plus étendue de l’œuvre de Michel Carlin, voir L’Obscur aux Editions du Septentrion.

 

                 sommaire n° 90 - Identité, Altérité