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Lecture, maladie et malentendu

Septembre 2001

 

Lecture, maladie et malentendu

ou comment apprendre à lire sans communiquer,

sans penser et sans contexte ?

 

 

A l’heure de la mise en place d’évaluations de plus en plus précoces des enfants, pour dépister d’éventuels troubles de l’apprentissage de la lecture, nous donnons la parole à Laurent Carle, psychologue, qui s’interroge, nous interroge, sur le lien de cause à effet qui existe entre ces troubles et la façon dont on enseigne la lecture en France.

 

 



Avant-propos

 A l’école, c’est la définition du mot « lire », le sens et la fonction de l’écrit qui posent problème et produisent de l’échec. Aussi, avant de mener une réflexion ou de se lancer dans une recherche sur les troubles de la lecture-écriture chez des enfants en échec scolaire, il conviendrait de s’interroger sur ce que l’institution entend par lire-écrire, apprendre à lire-écrire et savoir lire-écrire.

 

En assistant à une leçon traditionnelle de lecture « courante », au CP ou au CM, tout observateur découvre, s’il ne le savait déjà, que ce qui s’y enseigne n’a que de vagues ressemblances avec cette relation à l’écrit qui se pratique couramment dans une bibliothèque, un salon, une cuisine, une chambre, un bureau, un train, une gare, un supermarché, une meule de foin ou un pré sous l’ombrage d’un chêne. A l’école, la lecture se décline comme nulle part ailleurs. On y chante avec une foi de charbonnier que les lettres de l’alphabet servent à coder les sons de la parole, comme les notes transcrivent les sons musicaux sur le papier. La production de sons est donc le fondement de la lecture scolaire.

 

Depuis deux mille ans, on a toujours traité la lecture comme une activité de conversion phonographique (dans un sens ou dans l’autre, selon que le sujet lit ou écrit). Phonologue à la réception, phonographe à l’émission, l’apprenti lecteur-scripteur scolaire est un convertisseur de sons. Ce que l’on convient de nommer troubles de la lecture ou de l’orthographe désigne de grandes difficultés chez certains élèves à mettre en application les principes de cette lecture que l’école enseigne. Le dyslexique et le dysorthographique ne parviennent-ils pas à maîtriser la communication écrite ou bien peinent-ils à suivre les préceptes d’un enseignement méthodique peu soucieux du sens de l’écrit ? Ne pas savoir faire ce que demande l’école, est-ce ne pas savoir lire ?

 

Une maladie transmissible

par enseignement

 

Le XXe siècle a été celui de l’alphabétisation de tous les Français par l’école primaire. Alphabétiser c’est « enseigner la lecture » selon la méthode qui consiste à faire émettre le son produit par la rencontre entre une consonne et une voyelle ; deux voyelles entre elles ; une consonne, une voyelle et une consonne ; une consonne et deux voyelles. La production des sons procède à la manière du bruit émis par les butoirs d’une motrice et d’un wagon qui s’entrechoquent au moment de l’attelage. Elle appartient au domaine de la mécanique de la voix. Cela s’appelle syllaber ou encore déchiffrer, à la manière d’un élève de musique qui déchiffre une partition. Pour ce faire, on ne fait pas appel à la compréhension du sens des mots par le débutant. Beaucoup, même, pensent que la recherche de sens, en détournant l’attention, gênerait l’émission de sons. D’ailleurs, pour éviter ce risque, l’apprentissage se fait sur du matériel non signifiant. Les rééducateurs de la dyslexie déconseillent à leurs patients de chercher le sens. L’école présente l’oralisation des unités graphiques comme une capacité de lecture élémentaire : « programmes minimum » à mettre en œuvre au CP. Tout le monde espère que chacun acquerra des compétences supérieures au cours des années d’école qui suivront. L’école n’enseigne pas le sens, cet état « second » de la lecture. D’ailleurs, personne ne sait comment un enfant s’y prend pour chercher asile dans le sens après abandon des sons. On ne sait pas plus pourquoi un enfant bien éduqué se déciderait à quitter les sons qu’on enseigne pour passer au sens qu’on n’enseigne pas.

 

Cette pédagogie de la lecture s’harmonise avec la conception d’une école qui enseigne, à des élèves qui reçoivent, des contenus. Pour donner un contenu à l’enseignement de la lecture les méthodes proposent un catalogue des habits graphiques (les graphèmes) que les sons de la langue parlée (les phonèmes) sont censés endosser pour se montrer aux yeux des alphabétisés. Avec le catalogue des sons l’école propose les règles de combinatoire qui les accompagnent. Les lecteurs experts, eux, ne s’adressant qu’à la fonction sémantique des mots, semblent capter le sens à travers le voile des sons silencieux, par un regard lucidement pénétrant. Pourquoi la totalité des Français ne profite-t-elle pas, comme ces voyants, de l’enseignement qui lui est dispensé ? Ceux qui ne savent pas lire, malgré l’école, les illettrés, sont-ils rebelles à la langue écrite, mauvais élèves, déficients intellectuels ou affectés par une maladie de la lecture ?

 

Pour expliquer ce qui empêche un écolier d’apprendre à lire, les psychologues de l’éducation recherchent les causes intrinsèques à l’individu, étrangères à l’école. La pédagogie scolaire en général et la pédagogie de la lecture en particulier, mises en œuvre dans la classe, dans l’école, dans le système scolaire et préconisées par les penseurs établis de la pédagogie, ne sont jamais interrogées. Seraient-elles considérées comme variables invariables, données constantes et immuables, n’exerçant aucune influence sur les apprentissages et sur leurs ratés ? Les chercheurs sont-ils victimes d’une excessive discrétion scientifique ou d’une solidarité intellectuelle et morale à l’égard des concepteurs de « méthodes », des éditeurs et de leurs utilisateurs ? Clinique ou cognitif, l’examen individuel en isolement est privilégié et préféré à l’observation dans le milieu didactique. L’échec dans l’apprentissage de la lecture est étudié, loin du lieu où cette lecture est enseignée, comme une incapacité intrinsèque. Pourtant, l’enfant dans l’école, avant d’être un humain susceptible de faire des choix ou bien un organisme n’obéissant qu’à un programme génétique, est d’abord un écolier soumis à des contraintes de système.

 

Les méthodes dites de lecture, utilisées couramment depuis les débuts de l’école publique, sont des méthodes d’enseignement enseignant le déchiffrement.

 

Depuis André Martinet (1960) 1, nous savons que le langage humain est structuré sur deux niveaux que Martinet nomme une « double articulation » : le premier niveau s’articule en unités de sens, les monèmes (les mots grosso modo) ; le second en unités de sons, les phonèmes (éléments linguistiques sans signification qui composent les monèmes). Les méthodistes décomposent la technique de lecture selon deux modalités : la lecture proprement dite consistant à saisir du sens dans des formes graphiques (domaine de la première articulation) et le déchiffrage consistant à faire correspondre les graphèmes de l’écrit avec les phonèmes de la langue orale (deuxième articulation). De leur point de vue, l’apprentissage de la lecture commence par l’appropriation d’un code de correspondance entre écrit et oral. L’apprentissage du sens consisterait à apprendre le code idéographique pour maîtriser le codage/décodage du sens, l’apprentissage des sons consisterait à apprendre le code graphophonologique pour maîtriser le codage/décodage des sons. Quel apprentissage faire en premier, le sens, ce qui serait logique et biologique, d’un point de vue humaniste, le son, ce qui serait méthodique et scientifique, d’un point de vue rationaliste, ou les deux simultanément ?

 

On devrait trouver dans les classes une répartition statistiquement égale entre les trois tendances. C’est pourtant le son qui domine à plus de 90%. Dans la formation des enseignants on ignore la pédagogie du sens ou on la présente comme une dérive idéologique menaçant de dyslexie les élèves qui seraient entraînés à trouver du sens « par la voie directe ». Les intégristes font de l’apprentissage des sons un préalable impératif conditionnant l’apprentissage du sens. Le but est le sens, disent-ils, mais le chemin qui y conduit est le son.

 

L’enseignement de la lecture à l’unité avec un manuel et la progression méthodique du simple au complexe (lettres, phonèmes, syllabes, mots) exigent une démarche linéaire, pas à pas, d’unités en unités élémentaires. L’exigence de « correction » graphophonologique préalable à la prise de sens va interdire la compréhension. D’autre part, ce ne sont pas les éléments des objets perçus un à un et additionnés qui structurent la perception du sujet. C’est le sujet qui structure activement et librement la perception de l’objet. Le sujet construit l’objet perçu. L’information écrite est une construction permanente de l’esprit qui choisit les composants de sa perception. L’esprit humain ne subit pas l’information, il la crée. Contrairement à l’ordinateur machine, l’ordinateur neuronal a une âme. Vouloir enseigner la lecture à l’unité, c’est non seulement nier l’âme de l’enfant, c’est perdre la sienne. L’entreprise méthodiste ressemble à une fiction de conquête de l’univers par des cyber-machines. Un illettré alphabétisé ou un alphabétisé pas encore lecteur peut-il analyser et discriminer « maman », « manuel », « manteau », « main » ; « mon », « monnaie », « moins », « moine » ; « ien », « lien », « lient », « client » avant de les avoir lus ? Le maître qui enseigne ce décodage serait-il en mesure de « lire » ces unités de son s’il ne savait pas lire du sens ? La graphie « ille » sonne-t-elle identiquement dans « ville » et « bille »? Comment différencier les deux phonies quand on ne sait pas lire ? Peut-on identifier la phonie correspondant à la graphie « ch » dans « chocolat » et « chorale » avant de les avoir abordés par leur sens ?

 

L’analyse pour identification de mots déjà lus, identifiés donc, présente-t-elle encore une utilité une fois la lecture faite. Peut-on analyser un mot qu’on ne connaît pas ? Faut-il savoir déchiffrer pour pouvoir lire ou savoir lire pour pouvoir déchiffrer ?

La question du sens

 

Ceux des méthodistes qui sont convaincus que le décodage avant lecture est possible, primordial même, imposé donc, proposent (imposent) aux novices la « lecture » (ou le déchiffrage abusivement déclaré lecture) de « pseudo-mots » (des non-mots donc, à savoir des assemblages de lettres en non-sens) : « chotembre, luntir ». Ils écrivent : « la plupart des enfants scolarisés apprennent à lire en l’espace d’une année ». Mais ils pensent « apprennent à déchiffrer ». On sait bien aujourd’hui que la maîtrise de la lecture (la « proprement dite ») exige les trois années du cycle 2 et encore trois autres pour parvenir à une vitesse de lecture visuelle au moins supérieure à 10 000 mots/heure, vitesse tout juste suffisante pour aborder la scolarité secondaire. On sait bien que le déchiffreur avec sa vitesse de déchiffrement (même silencieux) inférieure à 10 000 mots/heure ne pourra pas absorber les connaissances enseignées en collège.

Si l’on se donnait comme véritable objectif d’enseigner la vraie lecture et non le déchiffrement, on devrait vite se rendre à l’évidence : c’est impossible. Une compétence d’une telle complexité ne peut être transmise. Elle ne peut que se construire en soi et pour soi, même si cela se fait à travers des interactions avec ses pairs et son maître, puisque lire c’est communiquer. Il faudrait donc renoncer à la pédagogie de la transmission 2.

 

La pédagogie de la transmission est une pédagogie de reproduction. Enseignant à des enseignés passifs, objets d’enseignement, il assume seul, l’authenticité et la réalité de savoirs dont il est seul détenteur. L’écolier ne peut rien connaître qui ne lui ait été enseigné. Tout doit donc lui être enseigné, la lecture comme l’histoire. Mais la pédagogie de la transmission ne transmet pas que des savoirs. Elle transmet implicitement aussi la tradition, la morale, les coutumes scolaires et les gestes professionnels, tout ce qui la pérennise. La pédagogie de la transmission se transmet elle-même, de maître à élève, de génération en génération, véritable formation professionnelle coutumière. Le futur enseignant acquiert les gestes du métier au CP.

 

Dans ce système, la méthode insiste sur l’identification de mots isolés comme elle s’adresse à des élèves isolés ensemble ( individus « identiques », réunis en même temps en un même lieu, mais seuls en face d’un maître précepteur collectif). La langue écrite scolaire, comme la langue parlée, n’a nulle vocation à relier les élèves. L’enseignement par méthode est donc tout à fait pertinent avec le contexte pédagogique dominant. L’acte de lecture est si rare et si bref dans une journée de classe qu’un maître traditionnel ne peut pas espérer que ses élèves apprennent à lire par la pratique, c’est-à-dire en lisant. L’apprentissage de la lecture en lisant demande une pratique intensive, que les maîtres n’ont pas le temps de conduire puisqu’il leur faut terminer l’étude de la méthode dans le temps imparti.

 

L’enseignant de la « lecture » récolte ce qu’il sème, des déchiffreurs, dont beaucoup ne se remettront jamais. Ils n’ont pas raté leur apprentissage. Ils ont bien appris la méthode. Mais ils n’ont pas appris à lire, ils ont appris à ne pas lire. Comme ils ignorent que l’écrit est une source d’informations et un réservoir d’idées, un provocateur de pensée, et que, derrière les mots, un auteur invisible révèle des intentions manifestes (et implicites), les déchiffreurs ne pensent pas à questionner le texte pour en exprimer le jus. Ils ne voient devant eux que les signes porteurs de sons que les méthodes leur ont appris à « décoder ».

Pédagogie de transmission et pédagogie de réparation se confortent dans la négation du désir de l’élève, objet déficient d’enseignement scolaire et de soins médicaux par montage méthodique de réflexes élémentaires. Le traitement médical individuel de l’échec est la réponse complémentaire d’un système qui enseigne la lecture à un élève en position passive. Dressage collectif et redressage individuel refusent au « patient » comme à « l’écoutant » le statut de sujet, le droit à l’erreur, l’interaction avec ses pairs et le choix des moyens d’apprendre. En diagnostiquant la pathologie chez le « sujet », on protège l’état de santé d’un système que questionnement et changements mettraient en crise.

Enseigner le décodage est une activité didactique sans attrait et fastidieuse, mais techniquement facile et moralement confortable. La méthode remplit les journées. Les échecs sont minimes. Ce n’est que 5 ou 6 ans après qu’on découvrira que 40 à 60% des déchiffreurs ne sont pas devenus lecteurs.

 

 

A quoi sert de lire

 

Qu’on l’enseigne, qu’on soigne ou qu’on théorise la lecture scolaire, la question de la fonction du lire-écrire n’apparaît pas dans les préoccupations en général. Pourquoi faut-il apprendre à lire-écrire et à quoi cela sert-il ? Si la réponse est « coder la parole », alors les écrivains parlent probablement leur texte pour l’écrire. En ce cas pourquoi ne l’enregistrent-ils pas avec un magnétophone ? Pourquoi le disque « hi-fi » n’a-t-il pas fait disparaître le livre dans les librairies ? Si les écrivains s’adressent à l’oreille par le truchement des graphies, sonores comme des acteurs et des orateurs, les sourds ne peuvent pas lire. Mais si l’écriture ne code pas la parole, alors on ne peut expliquer rationnellement l’insistance à enseigner un code de correspondance graphophonologique inutile et trompeur 3. Si le code de prononciation des lettres est inconstant, c’est que les lettres n’ont rien à dire et ne sont pas prononçables, puisque ce sont les mots qui s’écrivent selon des critères variables dans le temps, en fonction de leur histoire, de leur usage et de leurs avatars. Si l’écriture est l’outil de création et d’inspiration de la pensée graphique, pourquoi le cacher aux élèves ?

 

Les compétences lexiques à l’école primaire ne paraissent pas suffisantes pour rendre les élèves autonomes, même dans des activités classiquement scolaires, comme lire les consignes d’un devoir écrit. On peut observer jusqu’au CM2 que les maîtres lisent et font relire à haute voix les consignes écrites, les énoncés et les résumés de leçon, écrits sur tableau noir, c’est-à-dire exposés aux regards de tous les élèves. Comme si, à l’école traditionnelle, l’écrit n’avait pas pour fonction de transmettre directement de l’information. Pour les membres de l’ONL, « la conception la plus appropriée à ce que nous savons de l’enseignement de la lecture (mais que sait-on de l’apprentissage ?) est celle qui insiste sur la découverte, de manière très précoce, du principe alphabétique, c’est-à-dire du fait que les caractères alphabétiques représentent ou tendent à représenter, sous une forme graphique, les unités abstraites de la parole qu’on appelle phonèmesIl ne s’agit pas de supputer, de tâtonner, d’interroger le contexte dans lequel se trouve un mot pour identifier celui-ci… (!) L’apprenti lecteur doit percer les secrets du code écrit et, pour ce faire, a besoin qu’on lui livre progressivement les clés des relations entre lettres et sons. C’est la maîtrise du code qui conditionne la réussite ou l’échec.(?) 4 » 5.Voilà un catéchisme qu’il était peut-être bon, pour l’ONL, de rappeler aux jeunes maîtres, mais que l’on pratique depuis toujours dans l’école de Jules Ferry. L’école et l’ONL considèrent le texte comme une message chiffré dont le sens ne serait pas directement accessible à l’esprit humain (tout au moins au regard de l’élève), sorte de magma de signes sans signification visible. Les élèves vierges n’auraient ni conscience phonique, ni conscience sémantique. Il faudrait donc enseigner en priorité et de toute urgence la procédure de transformation de cette matière muette en paroles sonorisées pour la rendre intellectuellement assimilable à l’oreille du lecteur. Les yeux, organes de second sens, seraient les serviteurs de l’oreille, organe royal. En face du profane qui ne sait pas encore que l’écrit recèle du sens (et du son ?) les méthodistes s’empressent de « révéler » l’existence de sons dormant sous les signes. Ils déclenchent l’éveil de l’intelligence phonique. « Lire c’est traduire oralement les signifiants phonétiques que sont les lettres, les syllabes et les mots, dont le groupement est représentatif du langage parlé... Le maître demande d’abord à l’apprenti de reconnaître, en commençant par les plus simples, les signes du langage écrit et de se livrer, pour chacun d’eux, à un acte phonatoire déterminé… Tout ce qui, chez l’apprenti lecteur, est mobilisé pour cet enseignement phonographique gardera une potentialité lorsque, plus tard, il lira silencieusement : il s’entendra lire, percevra qu’il articule… »6

 

Ainsi, la recherche de sens, la pensée donc, ferait barrage à la transmission de la technique de décodage par l’enseignant dans l’appareil cognitif de l’enseigné. Le sujet qui voudrait apprendre à lire malgré la méthode se trouve donc contraint de faire opposition à l’enseignement de la lecture. Qu’est-ce qui vaut à l’intelligence du sens cette relégation ? Si les graphies ne sont pas comestibles, pourquoi les phonies le seraient-elles ? L’esprit enfantin, équipé d’enzymes acoustiques, serait-il dépourvu de diastases lumineuses ? Où des individus aveugles des yeux trouveraient-ils cette lucidité auditive ? Les méthodistes ignorent-ils que la langue écrite est douée d’une syntaxe propre, d’un code propre (qui n’est pas le code graphophonologique), d’un lexique propre et d’un génie propre ? Ils sembleraient effectivement l’ignorer puisqu’ils présentent l’écrit comme simple réservoir des sons de la parole. Ensuite, ils livrent à l’amateur le mécanisme traditionnellement utilisé pour ramener à la surface les paroles stockées dans la réserve. Ce mécanisme, le code, est une sorte de noria dont les godets remontent un à un les mots assoupis et inertes que les ondes sonores de la voix vont devoir ranimer pour leur rendre le souffle de la pensée 7. Ils négligent d’enseigner que la langue écrite, langue originale, fait naître et développer des idées et les porte haut et loin jusqu’au regard du lecteur. Faisant subir à l’écriture toutes les distorsions nécessaires pour supprimer le sens qui pourrait gêner « l’acte phonatoire », ils enlèvent à la vue de l’apprenti les signes qui ne se plieraient pas au « code de correspondance » : ponctuation, majuscules initiales et de titre. Cette négligence, ce silence trompeur et cette présentation cadavérique de la langue écrite agissent comme abus de confiance sur mineur.

 

Alain, à qui les traditionalistes ne peuvent reprocher d’avoir milité pour les méthodes modernes et qui connaissait bien les maîtres en blouse noire de la Troisième République, excellents pédagogues du « principe alphabétique »8 , s’étonnait, dans ses Propos sur l’éducation, que l’on perpétuât les leçons de sons magistrales. « L’enseignement primaire procède volontiers par leçons magistrales. Ainsi subsistent les niaises leçons devant des enfants qui ignorent le sens des mots… La lecture qui ânonne ne sert à rien. Tant que l’esprit est occupé à former les mots, il laisse échapper l’idée… Epeler un écriteau, cela est ridicule ; il faut le saisir d’un regard ; et la plus grande partie d’un journal doit être saisie à la course… Nous en sommes restés au temps où l’on se lisait à soi-même, où l’on s’écoutait lisant. Mais cet orateur qui parle à soi ne sait point lire ; et même s’il lit le journal à haute voix et pour d’autres, je ne suis pas assuré qu’il comprend ce qu’il dit, assez occupé de faire correspondre les sons aux signes. Cette partie oratoire de l’art de lire doit être effacée ; il n’est pas utile que j’imagine des sons quand je lis ; c’est temps perdu. Et je me demande si les écoliers n’apprennent pas à lire lentement, par l’exercice de lire tout haut… Savoir lire, ce n’est pas seulement connaître les lettres et faire sonner les assemblages de lettres. C’est aller vite, c’est explorer d’un coup d’œil la phrase entière ; c’est reconnaître les mots à leur gréement, comme le matelot reconnaît les navires… Il s’agit d’apprendre à lire et aussi d’apprendre à penser, sans jamais séparer l’un de l’autre. Or, une syllabe n’a point de sens, et même un mot n’en a guère. C’est la phrase qui explique le mot. » Voilà un lecteur expert qui « suppute » (qui devine ?), qui « interroge le contexte » (qui tâtonne ?), qui prête des idées aux graphies, qui lit beaucoup trop vite et dangereusement pour avoir le temps d’identifier (ne se perd-il pas en conjectures ?), qui transgresse donc les règles de lecture, la coutume, la morale et la théorie, comme tous les insoumis et dont l’étonnement n’a pas fini d’étonner les didacticiens « modernes » du « principe alphabétique ».

 

A quoi sert la langue

 

70 ans après ces propos d’Alain, il reste à décider si l’école du XXIe siècle sera encore le musée des méthodes d’enseignement qui perdurent contre vents et nouveautés, grâce aux mises à jour et aux restaurations des antiquaires du néoclassicisme ; l’océan que les élèves doivent traverser à la rame pour arriver aux livres. La langue doit-elle rester un objet de contemplation et de respect, en vitrine, sous la protection vigilante de ses conservateurs ? Faut-il éternellement la protéger des fautes de grammaire, d’orthographe, de syntaxe, de style et de goût que commettent tous les débutants ? A quoi sert l’école qui interdit la faute qui permet d’apprendre ? Peut-on permettre à des profanes l’utilisation triviale et profanatrice de la langue pour communiquer et pour penser ? Va-t-on en tolérer l’usage à ceux qui ne maîtrisent pas encore toutes les règles du bien lire, du bien parler et du bien écrire ? Combien d’adultes enseignants les maîtrisent vraiment ? Va-t-on les laisser y toucher avant de savoir s’en servir ? Va-t-on les laisser parler, lire et écrire sans mettre les formes ? L’élève est-il l’acteur de ses apprentissages ou le récepteur passif des sons que des maîtres orthodoxes devraient lui distribuer méthodiquement, jour après jour, à dose scientifiquement déterminée ? Depuis plus d’un siècle l’enseignement méthodique de la syllabation, technique d’alphabétisation, n’a pas vraiment donné les résultats attendus dans son projet de généraliser l’usage quotidien de la lecture à tous les Français. Aujourd’hui, personne n’échappe à l’étude des sons et l’illettrisme de masse persiste. On ne peut en attribuer la responsabilité aux rares enseignants qui refusent de pratiquer l’alphabêtisation traditionnelle, à moins de les doter d’un pouvoir parapsychologique. On ne peut pas plus honnêtement accuser l’Arlésienne, la méthode globale, dont tout le monde parle et que personne n’a jamais vue.

 

Le système scolaire, élémentaire ou secondaire, est construit autour du principe d’enseignement. L’enseignement constitue le fondement et perpétue l’identité du système à travers les siècles. De John Dewey à Philippe Meirieu, en passant par Claparède, Cousinet, Vygotski, Freinet, Piaget, Bruner, les pédagogues du XXe siècle ont travaillé sur les théories de l’apprentissage actif et milité pour une pédagogie centrée sur l’élève. La tradition a résisté à l’intrusion de cette modernité. Un système d’enseignement traditionnel se définit comme un lieu de transmission des connaissances. Dans ce lieu d’enseignement exclusif les maîtres détiennent le monopole de l’emploi et de la gestion du temps. Cette exclusivité didactique leur laisse à peine le temps d’enseigner le « programme » et de procéder aux contrôles des acquisitions. Par contrainte de temps, les apprentissages sont refoulés à l’extérieur. Les contrôles mesurent donc les savoirs acquis ailleurs. Le système scolaire fonctionne comme un circuit de distribution de savoirs élaborés, produits en laboratoire et commercialisés par l’industrie du livre scolaire. Il est inconcevable d’envisager que ce système puisse fonctionner comme lieu de production et que les élèves puissent être définis comme des producteurs consommateurs, acteurs de leurs savoirs, réunis en coopérative. La rationalisation de la transmission exige une matière conçue, réalisée et distribuée en portions individuelles, identiques et prédécoupées. Le système prête à ses consommateurs un esprit léger par vacuité, sorte de réservoir oligocognitif, de faible capacité, vide avant enseignement. En réponse à ces « besoins », les didacticiens du déchiffrement méthodique sont les seuls à proposer aux « distributeurs » un produit fini, structuré et adapté aux besoins d’une école primaire qui-enseigne-la-lecture. Avant d’apporter à des élèves qui ne sont pas demandeurs les compétences qui leur sont utiles, un outil didactique à succès doit répondre aux attentes des professionnels qui enseignent. La « méthode » et ses outils didactiques maintiennent la tradition et, en même temps, garantissent la survie d’un système scolaire où ce qu’on enseigne prime sur ce qu’on apprend, où les acquis doivent rester strictement personnels. Chaque protagoniste s’interdit de menacer les intérêts culturels et matériels de la catégorie socio-économique à laquelle il appartient. Par-delà ces motivations individuelles, la totalité du système, avec plus ou moins d’harmonie et plus ou moins de contradictions du fait de la diversité des catégories en conflit d’intérêt, se rassemble pour sa survie en condamnant collectivement les entreprises novatrices menaçant son intégrité systémique. On accepte l’actualisation des méthodes, on refuse le changement. Les nouveautés qui améliorent les techniques de déchiffrement sont bien accueillies, pourvu qu’elles ne remettent pas en question le principe de l’enseignement méthodique de la « lecture ».

 

La querelle des méthodes occulte le combat des idées qui masque les intérêts catégoriels. Les revenus du commerce du livre scolaire abritent les privilèges culturels de la classe dominante. Les siècles passent.

 

Laurent Carle. Mars 2001

Psychologue

La Seyne sur Mer

 

1. A. MARTINET, Eléments de linguistique générale, A. Colin.

2. Mais on peut transmettre le plaisir de lire par contagion (au contact, comme une maladie), si on éprouve soi-même ce plaisir. Et cette « transmission » est plus que facilitatrice de l’apprentissage, elle est essentielle dans la pédagogie de la lecture. Un proche de l’enfant, qui serait « atteint » par le plaisir de lire, lui apprendrait plus facilement, plus efficacement et sans « leçon » (à lire, bien sûr, non à déchiffrer) qu’un enseignant méthodiste du « code de correspondance », spécialiste de la « médiation phonologique », qui ne lit jamais un bouquin.

3. Honnêtement, ville devrait se prononcer comme bille. Si ville se prononce comme vile, alors bille devrait se prononcer comme bile. Sinon, le code ment.

4. …la réussite ou l’échec dans la mise en œuvre de la méthode n’a qu’un rapport fortuit avec la réussite ou l’échec en lecture (proprement dite). Mais les initiés n’en sont pas informés.

5. Observatoire national de la lecture. Apprendre à lire. Editions Odile Jacob. 1998.

6. P. LEFAVRAIS, Les mécanismes de la lecture. EAP.

7. Parfois, la noria se détraque. Elle livre les sons dans le désordre, semant la confusion et la panique chez le déchiffreur qui confond, mélange, inverse, omet, élide désespérément.

8. Un siècle avant les recommandations de l’ONL, ils savaient par la tradition que « lire c’est parler et apprendre à lire c’est apprendre à parler ». Ils apprenaient déjà à produire des sons à partir des signes écrits.